J'ai brisé le Pacte. Pas avec le Diable, même si ma voisine, le vieille Mme Alexander, qui sent la cigarette et le regret, dirait que c'est la même chose. Le pacte, c'était avec le gadget de ma vie, cette maudite montre intelligente qui prétendait mesurer la seule chose qui vaille : le Temps... et mon rythme cardiaque, mon sommeil, mes pas, mes calories brûlées, la phase lunaire, l'indice UV... T'sé, tout. L'objet du crime repose maintenant dans le tiroir de ma commode, à côté d'une pile de chaussettes solitaires et d'un couteau suisse dont l'utilité s'est éteinte avec l'aventure.
Le silence du poignet. Ce fut la première chose. Un silence lourd, comme celui qui tombe dans la maison juste après qu'un objet lourd est tombé et que vous attendez, le souffle coupé, de voir ce qui est brisé.
Quand j'ai barré cette patente-là, j'ai commencé par croire que l'horreur allait surgir. C'est toujours ce qui se passe quand vous désobéissez aux lois non écrites de Havenwood, Maine (trop lu de Stephen King). Le signal devait cesser. Pantoute !
Au début, ça démangeait. J'avais des spasmes fantômes au poignet, comme un amputé se souvenant de sa main perdue. Je levais le bras, cent fois par jour, pour vérifier ce que je savais : le néant numérique. Juste ma peau, pâle, et l'empreinte circulaire laissée par le boîtier, comme une maudite morsure.
Le premier changement fut ma relation avec l'assiette.
Avant, ma montre calculait mes calories. Je mangeais mes croûtes d'avoine sans gluten sans conviction, un carburant. Maintenant, je mâche. Lentement. J'ai découvert que le bacon de dinde, quand on lui donne l'attention qu'il mérite, révèle une complexité de gras et de sel presque spirituelle. Les œufs brouillés, en ne les pressant pas, vous racontent des histoires. Je n'étais plus en déficit calorique, j'étais juste en train de me sucrer le bec à ma façon.
Le plus étrange, ce fut au bureau. Le temple de l'exactitude.
J'ai cessé de regarder l'horloge murale. Au lieu de cela, je me suis concentrée sur la tâche elle-même. Et c'est là que l'horreur, la vraie horreur, a surgi:
Je suis devenue efficace.
Sans la pression du temps — sans cette patente-là qui vibrait « Il vous reste 15 minutes avant le déjeuner » — chaque feuille de calcul est devenue une énigme. J'ai vu des erreurs que j'aurais manquées en mode panique. J'ai cessé d'être une pousseuse de crayon pour devenir une architecte des fonds. La lenteur est une forme de concentration totale qui rend la vitesse obsolète.
Mes collègues, le front perlé de sueur, me demandaient l'heure. "Quelle heure est-il, Marie?"
Je souriais. « Tu ne veux pas savoir l'heure, tu veux savoir combien de temps il te reste.»
Je répondais invariablement: «Il est l'heure de ce qui se passe maintenant. Il est l'heure de ventiler le bonheur. À la r'voyure !»
Le chef m'a convoquée. Il a brandi sa propre smartwatch et m'a rappelé que le temps est argent. Un cliché qui sentait le renfermé.
« L'argent n'est qu'une métaphore du temps des autres, » ai-je dit, sans même y réfléchir. « Mon temps est à moi. Je suis pas mal libre. Mon bilan personnel n'est pas publié à la Bourse, Monsieur. Il est écrit dans l'épaisseur de l'instant. »
Il n'a pas compris. Pour lui, l'éloge de la lenteur, c'est se retrouver dans les patates.
Mais il s'est trompé.
Je ne suis plus en déficit. Je suis en surplus d'existence. J'ai arrêté ma montre pour que ma vie ne soit plus une reddition de comptes, mais un poème – long, détaillé, parfois terrifiant, mais écrit avec l'encre du présent. Je suis la comptable qui a finalement décaissé son propre temps.
Et dans l'obscurité de ma chambre, je sais que la vieille Mme Alexander, là-bas, sentant le cendrier, regarde son cadran lumineux et se demande où sont passées toutes ces foutues minutes. Moi, je sais où elles sont.
Elles sont dans l'instant, mon seul Actif non courant. Crisse, que c'est l'fun !

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