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L'Échange de l'Abîme

Le Compte des Jours Perdus : Une Tragédie Banalisée




PROLOGUE

Il est une vérité froide et mathématique : certaines existences n'acceptent d'être rachetées qu'au prix du chaos. Celle de Maya fut de cette étoffe fragile, tissée de fils d'or et de misère. Elle avait dû tout liquider – sa raison, son cœur, et jusqu'à l'insuffisance du souffle – pour admettre que l'anéantissement n'était qu'une formalité. Elle avait été la loque, la survivante d'une trahison absurde, l'âme échouée sur le carrelage froid d'une bureaucratie psychiatrique. Elle avait coupé les feux, sabordé les amarres, et s'était relevée avec la certitude amère que le bonheur était une transaction. Une dette, payée au prix fort, dont elle venait, enfin, d'honorer chaque versement.


Le Baiser du Néant

Maya avait sombré. Elle n'était plus qu'une architecture effondrée, une masure sous le poids d'une réalité qu'elle avait jugé indigne d'être vue. Le désastre avait un nom et un visage : celui de l'homme qui avait juré son amour avec la candeur d’un enfant, et qui l'avait pourtant crucifiée. Une trahison d'autant plus perverse qu'il l'avait oubliée. Il ne la reconnaissait plus, cet amnésique parfait. Mais, dans une pirouette grotesque digne des meilleures farces de l'existence, il continuait de lui murmurer le même sentiment, vidé de toute substance : « Je t'aime. » Il n'était qu'un mensonge en marche, son parfum familier – le musc boisé – n'était plus qu'une fausse note sur une partition désapprise.

Il lui débitait cet amour, lambeau après lambeau, mais n'était que l'ombre vaine de l'homme qu'elle avait idolâtré. Ses paroles, d'une piété feinte, d'un culte désincarné, venaient se briser sur le désert de son regard. C'était l'insupportable. Si le chagrin avait pu s'incarner en acier, si ses yeux avaient été des canons, elle l'aurait criblé de balles pour taire l'écho douloureux de ces promesses. À chaque mot, elle sentait une lame invisible racler l'intérieur de sa gorge, le sang de son passé refluant, amer. Chaque fois, elle perdait pied. Pourtant, par une obstination que seule l'âme en peine connaît, elle maintenait le masque, jouant la comédie de l'indifférence. Une étincelle folle espérait encore qu'il retrouve le chemin de leur mémoire commune, cette lanterne brisée au bord de leur nuit.

Dans son long assoupissement, quelque part sur la frontière ténue, elle avait verrouillé ce qui la rongeait : la rage, la frustration, et surtout l'amère stupidité de n'avoir jamais vu clignoter les signaux d'alerte. Lorsque l'amertume menaçait de la faire chuter, elle s'accrochait à l'idée d'une préférence : rester dans l'ignorance. L'ignorance, cet anesthésiant parfait, bien plus fiable que la morale.

Mais le fantôme s'était ressuscité. Et elle avait assimilé l'inacceptable : il ne bouclerait jamais la boucle, ne donnerait jamais de sens à leur histoire. À chaque aube, il s'éveillerait pour la première fois, son « aujourd'hui » s'évaporant plus vite que l'écume sur la grève. Il répéterait sans fin les mêmes paroles creuses, et elle, prisonnière d'une habitude qui tenait du supplice, les mêmes répliques. Devant cette boucle infernale, elle sentait l'irrésistible envie d'actionner le disjoncteur. Non par désir de mort, mais parce qu'elle ne voyait plus comment continuer à vivre. Sa raison, épuisée de passer leur passé au crible, ne tenait plus qu'à un fil.

Ainsi, pour ne pas sombrer dans cette tourmente viscérale, la rupture s'imposait. Allait-elle rester Maya la loque, ce débris, ou devenir Maya la vivace, cette force qu'elle pressentait ? Elle se donnait dix jours. Dix jours, une durée arbitraire et suffisante pour inventer sa survie.

La Géométrie du Désespoir

Maya déraisonnait. Non, le verbe était une coquetterie. Elle déraillait, s'échappant d'elle-même chaque fois que la logique tentait de reprendre le gouvernail. Elle n'avait plus rien à sauver, et l'idée de sombrer lui était indifférente. Elle était à présent retranchée dans l'aile la plus désespérée de l'urgence psychiatrique, un mausolée pour les naufragés, ceux qui, comme elle, avaient manqué leur sortie de scène.

La sardonie la piquait. Elle qui ne pouvait plus respirer l'air de son logis, saturé par la dépression et le théâtre paranoïaque de sa cousine, partageait son oxygène – un luxe – avec une vingtaine d'âmes brisées : psychotiques égarés, traîne-misères héroïnomanes, schizophrènes silencieux. La pièce exhalait une odeur âcre de javel et de peur retenue. La nuit, le silence n'existait pas ; il était rompu par les monologues bégayants et le grincement plaintif des pas nus sur le linoléum. Quelle idée flamboyante de gober la pharmacopée avant d'appeler au secours ! Pas géniale, non, mais quelle brillante échappatoire à l'interminable train-train de soixante-neuf jours passés, vingt heures par jour, en traumatologie.

Elle avançait dans le présent comme une ombre sans substance. Elle aurait fait peur à un fantôme. Incapable désormais de prolonger la jérémiade, de supporter la masse trop dense de son cœur, elle s'étalait sur sa civière, un sourire froid aux lèvres. Elle remplissait des Sudoku, attendant la promenade mécanique chez le psychiatre et la tournée de Celexa.

Il n'y avait plus d'amour-propre derrière son petit nez retroussé, plus la moindre parcelle d'elle dans cette chair qui continuait d'inhaler la vie. Que le vide. Son corps lui semblait être une coque vide, une carcasse louée pour un temps indéterminé. Elle se croyait déjà morte. Flâner ainsi parmi les délirants, tous plus hallucinés que la cousine, la faisait presque badiner. Son humour, d'une noirceur luciférienne, était sa seule bouée. Ironie finale : on ne lui avait diagnostiqué ni folie, ni dépression. Juste une « petite » déprime situationnelle. Son geste désespéré était jugé légitime vu l'horreur des conditions. Deux psychiatres l'avaient écrit, apposant ainsi le sceau de l'absurdité médicale sur son effondrement.

La Souffleuse et le Serment

Elle avait laissé derrière elle le goût métallique de l'échec et les murmures confinés. En sortant, la lumière du soleil ne lui semblait pas chaude, mais aiguë, une agression. L'astre, indécent de clarté, écrasait l'été lorsque Maya a délogé l'hosto. Dehors, la vie s'étalait avec une insolence que son âme n'arrivait plus à mimer. Elle, elle chatoiait, pensait-on, telle une chandelle sur sa fin... Erreur. Maya était une entêtée de la résilience, une petite pousse verte et têtue sur une terre brûlée. Moins d'une semaine après son escapade, elle retombait sur ses pattes, forte de deux désirs qui lui tordaient le ventre : l'urgence de retrouver l'amour – le vrai – et l'ambition de devenir mère avant l'échéance des quarante printemps. Sa vie continuait, mais désormais, elle allait devoir s'exister Maya, sur une autre fréquence.

Un décrassage s'imposait. L'urgence n'était pas négociable. La cousine, écho vivant de sa propre folie, a pris la porte. L'assommé, ancre lourde et vide, a subi le même sort. Le nettoyage ne fut pas instantané, mais il fut rapide. Trois clartés à somnoler. Un après-dîner à guetter le gazon pousser, avec un calme nouveau et inquiétant. Et un crépuscule où elle a hurlé au ciel son abyssale incompréhension, un cri qui servit de serment. Le ménage était fait, brutal et complet. La place nette.

Maya Oripeau, qui fut l'extravagante Maya Force-De-La-Nature, était désormais sobrement Maya Tout-Court. Son existence présente était celle qu'elle avait toujours fantasmée. Moins de trois mois après avoir frôlé l'équation de la mort, elle dormait en cuillère, blottie contre un chum, s'éveillant au son précis et rassurant de la souffleuse matinale.

Il avait donc fallu respirer la Tragédie avec un grand « T », s'y noyer presque, pour éprouver enfin le bonheur total. Il avait fallu pleurer un bien-aimé endommagé et amnésique pour arriver à l'homme de sa vie. Si le passage par Maelströmville était la clause ultime pour accéder à la qualité de vie qu'elle avait actuellement, si c'était le prix à payer pour l'homme aux mirettes bleues qui partageait sa couchette, elle signerait à nouveau. Son récent passé était le prix qu'elle devait verser pour ce qu'elle possédait. Elle portait la cicatrice de sa tentative comme une marque de propriété, le reçu de sa nouvelle existence. Un prix, finalement, pas si cher déboursé.

L'Amour, elle ne l'avait pas vu venir. Elle n'était pas encore engrossée, mais tous les ingrédients étaient enfin réunis. Un miracle, car avec le sentiment amoureux, Maya avait d'ordinaire un pied sur l'accélérateur et l'autre sur le frein. Généralement, elle avait un cœur courtaud dans la tête et une tête géante au cœur, et ces deux organes passaient leur temps à lui calmer le pompon. Il fallait toujours un temps fou avant d'aboutir quelque part, ne serait-ce qu'à un long baiser. Mais avec cette histoire-ci, pas l'ombre d'un doute : c'était dans la poche.

Elle se cramponnait à l'évidence de cette main sur sa taille, le sachant : un seul battement de cœur, une seule bibitte à bois sur l'asphalte, un seul mot de trop, et le prix de sa vie pouvait être réévalué. Et cette fois, elle n'était plus certaine d'avoir les moyens de le payer à nouveau.






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