Ce n’était pas Avonlea, mais c’était l’automne à Vimont, Laval. Et à Vimont, l'automne frappe avec la même opulence mélancolique, mêlant l'odeur du gazon fraîchement coupé à la froide urgence des saisons. Les érables bordant le boulevard des Laurentides et les rues cossues se drapaient d’une urgence cramoisie, d’un orange safrané si intense qu’ils semblaient brûler de leur propre existence avant de s’éteindre sur l’asphalte mouillé et les tapis gazonnés. Le vent, ce vieux coureur des bois impatient, soufflait des plaines du nord avec l’insistance d’un amant éconduit, arrachant sans pitié les promesses écarlates pour les jeter aux pieds des trottoirs et des voitures garées.
Mais là, au sommet d’un grand Érable, juste en face du parc, un être défiait le décret saisonnier avec une audace presque insultante. Elle s’appelait Verna, nom chuchoté non par le vent, mais par le secret de son propre cœur végétal. Verna était une feuille d’érable, et elle était obstinément, résolument verte.
«Verte, comme une vieille bique qui refuse de passer l’âge,» ricanait le Flambeur, une feuille écarlate d’un rouge presque vulgaire, qui jouait les matamores avant de choir. «Verte, comme une parole qu’on n’a jamais eu le courage de cracher. C’est pas de la résistance, c’est de la peur.»
Verna sentait la sève, amincie, se retirer dans les veines du tronc qui se préparait à l’hibernation. Elle percevait la clameur de ses sœurs qui se laissaient aller, non sans quelques soupirs mélodramatiques, vers la chute libératrice. C’était la loi, le cycle implacable que Lucy Maud Montgomery aurait poétisé en «le grand sommeil du monde, cette nécessité divine après l'effervescence éblouissante de la vie». Mais Verna, elle, tenait bon, son pétiole serré comme un poing.
Elle se rappelait les mots qu'elle avait captés, vibrants dans l'air, sous l’arbre: ceux de la vieille voisine assise sur son banc, une femme dont le regard portait les cicatrices de trop d’années de labeur et de renoncements. «Pourquoi doit-on toujours se résoudre?» avait murmuré la femme, sa voix pleine de l'amertume des longs hivers. «Pourquoi l’abandon est-il la seule preuve de la maturité?»
Verna se nourrissait de ces questions, les faisait circuler dans ses propres nervures, là où la chlorophylle persistait avec la ténacité d’une douleur sourde. C’était ça, son secret: un refus viscéral d'entrer dans la parade. Le rouge, pour elle, n’était pas la beauté de la transition, mais le signe de la capitulation. C’était le feu de la fièvre qui précède l’effondrement, une gloire trop tapageuse, trop conforme aux attentes.
« Ils pensent que je ne suis qu’une cabochonne sans panache, » se dit Verna, sa petite âme d’érable pleine de la rage tranquille, cette colère froide qui vous tient debout quand le cœur lâche. Elle se sentait une Ann sans e: seule contre tous, accrochée à l’arbre de sa vie avec la détermination de celle qui a payé le prix de sa singularité. Elle n’était pas une ingénue, non. Elle avait vu les tronçons d'écorce gelés. Elle savait ce que l’attente coûtait en solitude.
Un matin brumeux, une jeune femme au visage encadré de boucles rousses, un peu l’esprit d’Ann Shirley qui aurait grandi à Laval, leva les yeux vers l'érable. Elle ne vit pas l’arbre dans sa masse, mais Verna, seule au sommet.
«Gilbert, regarde!» dit-elle, avec cette imagination qui voit une âme là où les autres ne voient qu’une simple anomalie. «Elle est restée verte! Elle est comme l’espoir qui se fiche des statistiques. Elle défie le chagrin et la perte.»
Ce mot, espoir, frappa Verna avec la douceur d’une pluie de fin de saison. Ce n’était pas de l’entêtement, alors, du moins pas seulement. C’était une profession de foi. Si elle rougissait, si elle tombait, elle n’était qu’une feuille de plus. Si elle persistait dans son vert d’été, elle devenait un phare, une petite allumette de résistance sur l’immensité de l’abandon collectif.
Le gel arriva, brutal, comme la vérité crue. Les dernières feuilles cramoisies du Flambeur tombèrent, emportées par la première gelée matinale. Leur chute était un adieu définitif, une fin de chapitre.
Verna se raidit. Le froid la pénétrait, atteignant l’essence de ses cellules. Elle n'était plus souple et bruissante ; elle était devenue dure, cassante, une relique. Elle n’avait pas rougi, mais elle avait perdu sa fraîcheur. Le prix de la résistance n’était pas la gloire, mais la solitude glacée.
Pourtant, elle tenait. Elle ne voulait pas être l’amante passionnée et éphémère de l’automne. Elle voulait être la vieille amie, fidèle au poste même après le départ de tous. Elle se sentait petite, vulnérable, mais ô combien puissante. La puissance de ne pas céder à la facilité, à la mode, à la loi tacite du cycle.
Ann Shirley de ses Pignons Verts aurait écrit: «Elle ne veut pas être une belle morte. Elle veut être une vivante, même si elle doit avoir l’air ridicule, laide, ou figée. Elle ne négociera pas avec l’hiver.»
Lucy Maud Montgomery aurait soupiré: «Et ainsi, la petite feuille d’érable de Vimont, contre toute attente, devint un emblème. Non pas de l’Automne, mais de l’Éternel Printemps que nous portons en nous. Le rêve qui n’accepte pas de s’incliner devant les faits.»
Verna, dans son vert terne et têtue, ne faisait plus de photos. Elle ne participait plus au spectacle. Elle était là, l’ultime gardienne d’un serment fait à la lumière d’août. Elle ne rougirait pas. Elle ne tomberait pas. Elle attendrait le temps, le seul juge de la véritable endurance. Et en attendant, elle était, simplement, la dernière feuille verte du monde, accrochée entre le ciel gris et le bois noir de Vimont, le symbole minuscule mais immense du refus de l'adieu.

Commentaires
Publier un commentaire