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Le Cadeau de Dan Sioui

 


Chapitre 1

[Le départ]


Ça sentait le cèdre pis l'café fort dans le grand hall de l’Université Laval. Marie-Anne, le sourire aux lèvres, observait le monde universitaire qui se pressait autour des canapés. Mais son attention était ailleurs. Elle cherchait Dan Sioui, son ancien professeur devenu son mentor. Un Wendat qui racontait l’histoire de la Nouvelle-France avec l’âme des siens. C'est lui qui l'avait poussée à terminer sa thèse, une thèse ambitieuse sur « Comment la Nouvelle-France aurait pu gagner contre les Britanniques et rester française ? »

Elle s'est frayé un chemin jusqu'à lui, le cœur un peu serré.

— Alors, Dan, c'est vraiment la dernière fois que je te vois ici ? 

Dan a souri, ses yeux plissés par une vie de rires et de contemplation. Il n'a pas répondu tout de suite, il a siroté son verre, puis l'a déposé sur une table. 

— J'ai de quoi pour toi, Marie-Anne. Un petit cadeau de départ. 

Il a sorti de sa poche intérieure un objet qu'il gardait précieusement. C'était un capteur de rêves, mais pas un de ceux qu'on trouve dans les magasins à touristes. Le cerceau était fait d'un vieux bois avec des symboles étranges que Marie-Anne ne connaissait pas. Le filet était tissé avec du chanvre, et il y avait des plumes de harfang des neiges et des perles de verre colorées. C'était d'une beauté simple, comme si l'objet avait traversé le temps.

— J'ai fait ça moi-même, y'a un bout de temps, a expliqué Dan. Il l'a tendu, ses doigts effleurant les siens. Toi qui aurais tant voulu que le Québec soit un pays français, tu auras ta chance. 

Marie-Anne a froncé les sourcils, d'abord amusée, puis pensive. 

— Tu sais bien que c'est juste un rêve. On peut pas changer le passé. 

—Peut-être que le passé peut te changer, toi, a-t-il répliqué avec un regard mystérieux. 

— Et ne t'en fais pas. On va bientôt se retrouver à travailler ensemble, mais dans d'autres  circonstances. 

Marie-Anne n'a pas su quoi dire. Le regard de Dan était à la fois sérieux et espiègle. Elle a pris le capteur de rêves, l'objet lourd de promesses entre ses mains.




La fin du party, c'était un flou de visages pis de jasette plate. Marie-Anne a décidé de s'en aller plus tôt, la tête ailleurs, le capteur de rêves solidement serré dans sa main. Chez elle, elle a déposé l'objet sur sa table de chevet, et a ouvert son téléphone. Elle avait toujours eu de la misère à s'attacher. Pour elle, la vie à deux était un mystère qu'elle n'avait jamais voulu percer, et le sexe un simple besoin qu'elle comblait sans flafla.

Ce soir-là, après la fête, elle est tombée sur un profil qui lui plaisait : Liam, un homme avec un sourire arrogant et des yeux d’un bleu si pâle qu’ils en paraissaient presque froids. Il avait une mâchoire carrée et un charme de prédateur. Sans trop y penser, elle a accepté un rendez-vous. La rencontre a été brève, juste le temps de se réchauffer un peu. En partant, il a eu un petit rire en coin et lui a lancé: «On se reverra. Quand tu t'y attendras le moins.»

De retour dans son appartement froid, Marie-Anne a regardé le capteur de rêves. L'objet, chargé d'une promesse qu'elle n'osait même pas comprendre, semblait la fixer en retour. La dernière phrase de Dan la hantait. Le sentiment de vide laissé par Liam s'est fondu dans l'étrange mélancolie du capteur. Elle s'est glissée dans son lit king, l'objet serré contre elle, et s'est endormie en pensant aux héros oubliés, aux coureurs des bois qui avaient arpenté les terres avant qu'on n'écrive des noms sur les cartes. La phrase de Dan résonnait encore et encore dans sa tête. Le capteur de rêves semblait pulser d'une douce lumière. Dans ses rêves, la ligne entre le passé et le présent s'est mise à s'effacer.




Elle a d’abord rêvé de Dan Sioui, assis près d'un grand feu de camp dans une Forêt Montmorency vierge, intacte. « On va bientôt se retrouver à travailler ensemble », lui a-t-il dit, son visage disparaissant dans la fumée.

Puis le rêve a changé. Des scènes de ses livres d'histoire. Des canots sur des rivières, des forts en bois, des soldats en uniforme rouge. C'était le siège de Québec, avec des détails si vifs qu'elle pouvait sentir l'odeur de la poudre à canon et entendre le cri des blessés. Elle se sentait aspirée. La sensation était à la fois désagréable et excitante, comme si elle tombait dans un puits sans fond. Des voix murmuraient en français ancien : « La Conquête… la Conquête… » Le vent hurlait, le capteur de rêves tournait, ses fils s'étiraient, capturant des fragments du passé. Elle n'était plus en train de rêver, mais de voyager à travers la mémoire d'un peuple.

Finalement, tout est devenu noir. Le calme est revenu, lourd et absolu. Le bruit des feuilles, le craquement d'un feu. Le lit de paille où elle s'était couchée était dur, rêche, très différent de son matelas douillet. Le voyage s'était terminé.




Le matin, elle s'est réveillée en sursaut. Une forte odeur de fumée et d'humidité remplissait la petite cabane. Elle était sur une paillasse, des draps épais et rêches couvraient son corps. Une panique subite l'a saisie. Elle s'est assise d'un coup, le cœur qui lui cognait dans les tempes. Le capteur de rêves était par terre à côté d'elle.

Elle s'est approchée de la petite fenêtre. Dehors, la brume matinale enveloppait un paysage qu'elle reconnaissait que trop bien. Au loin, le craquement d'une branche brisée. C’était la Forêt Montmorency, vierge, intacte. Le cœur de Marie-Anne a fait un bond dans sa poitrine. Elle se souvenait de tout : la fête de retraite de Dan, son capteur de rêves et ses derniers mots : « Peut-être que le passé peut te changer, toi. »

La porte de la cabane s'est ouverte, puis un homme s'est tenu sur le seuil, un fusil dans une main, une hache dans l'autre. Il portait des vêtements en cuir et en fourrure, ses cheveux bruns étaient attachés en une courte queue de cheval. Il avait des yeux d'un bleu acier, vifs et profonds. Il l'a regardée, ses sourcils froncés par un mélange de confusion et de méfiance. Il l'a dévisagée de la tête aux pieds, s'attardant sur la robe trop grande et la pâleur de son visage.

— Qui vous êtes ?  a-t-il demandé d'une voix rauque et grave. Pis qu'est-ce que vous faites dans ma cabane ? 

Marie-Anne a eu la gorge aussi serrée qu'une bouteille de ketchup neuve. Il n'était pas charmant comme Jamie Fraser, il était un homme du bois, avec des mains qui avaient travaillé toute sa vie. Elle a eu peur, une peur viscérale qui lui a fait trembler les jambes. Elle se comparait à Claire Beauchamp, l’infirmière de guerre, la femme forte, intelligente, qui s’était retrouvée projetée dans le passé sans broncher dans Outlander. Claire, elle, avait survécu, s'était intégrée, avait conquis le cœur d'un highlander. Marie-Anne, elle, était une fille de la ville, sans la moindre notion de survie.

Elle a ouvert la bouche, cherchant désespérément un mot intelligent. Qu’est-ce qu’elle pouvait bien lui dire? Qu’elle venait de 2025? Qu’elle avait des REER et une retraite planifiée? Il allait la prendre pour une folle ou, pire, une sorcière.

— J’ai… Je me suis perdue… Je suis tombée… a-t-elle bafouillé.

L’homme a levé un sourcil. 

— Perdue ? Dans la forêt ? Pis habillée de même en début d’avril ? Il a reposé sa hache, mais son regard est resté sur elle. T'es d'où, pour avoir l'air aussi mal en point ? 

Marie-Anne a baissé les yeux sur son pyjama en coton avec un slogan sur les vieilles filles de 35 ans pis ses crocs avec de la fourrure. Elle a réalisé qu’elle était en train de vivre la scène la plus ridicule de sa vie. C'était même pas un cauchemar, c'était un sketch à la télé. Elle a regardé autour d’elle, cherchant désespérément un objet de son époque. Ses lunettes ! Elles étaient sur la paillasse. Une paire de lunettes de vue moderne, une monture fine et en métal, posée sur une pile de foin. L’objet le plus bizarre qu’on puisse voir au 18e siècle, après peut-être une trottinette électrique.

Elle s’est précipitée pour les attraper. L’homme, surpris, a réagi d’instinct. Il a lâché sa hache pour la saisir par l’épaule. 

— Doucement ! Vous êtes  malade? 

Dans la bousculade, la branche de ses lunettes a brisé, la lentille s’est détachée et a glissé vers le sol. Louis a regardé l’objet étrange. 

— Qu’est-ce que c’est que cette affaire-là ? 

Marie-Anne, maintenant désarmée de ses deux sens (la vue et la raison), a paniqué. 

— C’est… c’est pour voir ! a-t-elle crié, les larmes aux yeux. Ça permet de mieux voir ! 

Louis, incrédule, a ricané. 

— Mieux voir ? Le gars de dix ans de ma sœur, il verrait une mouche sur le museau d’un chevreuil à cent pas d'ici. Vous avez l'air de ne pas voir plus loin que le bout de votre nez, pis vous avez besoin de ça ? 

Marie-Anne, se sentant humiliée mais obligée de se justifier, s'est lancée dans une explication qui aurait semblé complètement folle dans n'importe quel autre contexte. 

— Sans ces verres... je... je ne verrais même pas un daim à dix mètres de moi. Un mètre, c'est environ trois pieds, vous savez ? Je suis... myope. 

Louis l'a regardée, avec la pitié d'un chasseur qui voit une proie blessée. 

— Un daim à trente pieds ? Vous êtes vraiment pas en état. Vous voyez rien pantoute. Il a mis la lentille dans sa poche, comme un simple bibelot, puis a sorti un couteau. Venez. Mangeons un morceau. T'as l'air d'avoir besoin de sucre dans les jambes. 

Il l’a prise par le bras et l’a traînée dehors. Au loin, le ciel s’était éclairci, et le paysage prenait des couleurs d’automne. Marie-Anne, en titubant, a regardé sa montre connectée qui était tombée de son poignet. L’écran était brisé. Le temps était figé sur 4:49 PM, 20 septembre 2025. Le passé, le futur, tout était un chaos total. Elle s’est trouvée à rire, une risée un peu folle, un peu nerveuse, comme si la joke était tellement mauvaise qu’elle en devenait bonne.

Louis s’est arrêté et l’a regardée, avec un mélange de pitié et d’incompréhension. 

— Vous êtes vraiment pas ben. Tantôt, on va aller voir la vieille Marguerite au village. C’est peut-être qu’elle a de quoi pour vous guérir. 

Marie-Anne a souri. C’était ça, le Québec qu’elle connaissait. L’entraide, le dévouement. Même si la situation était complètement loufoque, elle se sentait en sécurité pour la première fois depuis qu’elle s’était réveillée là.

Louis s'est arrêté de rire. La risée folle de Marie-Anne s'était estompée, mais son visage était blême. Il a réalisé qu'elle était plus qu'une simple folle. Elle avait l'air d'avoir faim, d'une faim qui venait de loin. Il a posé son fusil contre un arbre.

— Attendez. On n'est pas pressé. Vous avez l'air d'avoir l'estomac dans les talons. On va manger avant d'aller voir la vieille Marguerite. 

Marie-Anne, soulagée, a hoché la tête. 

— Merci. J'ai la chienne de mourir de faim. 

Louis lui a dit d’enfiler son gros manteau et l'a conduite à un petit ruisseau près de la cabane. Il a ramassé du bois mort et a rallumé un feu. L'odeur de la fumée a rempli l'air frais du matin.

— Débarrasse le poisson de ses écailles. Après, tu le feras cuire. 

Marie-Anne a pris le couteau. Il était lourd, et elle n'avait jamais tenu un couteau aussi tranchant de sa vie. En fait, c’était même pas certain qu’elle ait déjà utilisé un grand couteau de cuisine.  Ce qu’elle savait faire dans une cuisine se résumait à sortir un plat congelé du congélateur et de le foutre au micro-ondes.  Elle a regardé le poisson, encore tout frais, glissant dans ses mains, sa chair froide et visqueuse. Elle a senti l'odeur du poisson cru et a eu envie de vomir. Elle a tenté de l'écailler, mais le couteau était trop grand, et ses mains, trop maladroites. Le poisson a glissé et est tombé sur le sol.

Louis, revenu, a vu la scène, a levé un sourcil, puis a lâché un bon gros rire qui a fait trembler les murs de la cabane. 

— Ah, misère ! On dirait que t'as pas l'habitude de te débrouiller. Allez-vous en-dedans et ramassez-moi de quoi dans le garde-manger. 

Marie-Anne est entrée, son cœur battant la chamade. Elle a jeté un coup d'œil autour de la cabane. Le garde-manger n'était qu'un coin de la pièce, rempli de peaux, de sacs de toile, et de quelques morceaux de viande séchée. Il n'y avait pas de toasts, pas de beurre de cacahuète. Pas de Nutella. Pas de céréales. Juste la dure réalité d'une vie qui était à des siècles de la sienne. Elle a trouvé une petite pile de galettes dures, une poignée de haricots secs et un sac de farine de maïs. C'était tout.

Marie-Anne l'a regardé, les yeux grands ouverts. 

— D'accord, t'as raison. J'ai jamais fait ça de ma vie. Chez nous, le matin, je mets des tranches de pain dans le toaster, des fois je me pars un œuf à la coque dans mon Instant Pot pis je les écrase dessus avec des tranches d’avocat ou pas. Pis de temps en temps, je me paye un café Tim qu’on me sert en auto. Mais à part ça, je ne sais rien faire d’autre. 

Louis l'a regardée avec un mélange de curiosité et d'amusement. Son regard a balayé ses vêtements, puis le petit désastre qu'elle avait créé dans la cuisine. C'était la chose la plus étrange qu'il avait jamais vue. Il a secoué la tête, une lueur amusée dans ses yeux.

— Pis c'est quoi, cette écriture bizarre sur ton vêtement ? « Les hommes ? Non merci. J'ai déjà un vibromasseur et un abonnement Netflix. » C'est le nom de ton village? 

Marie-Anne a senti ses joues rougir. Elle a paniqué. Comment expliquer à un coureur des bois du 18e siècle un concept aussi moderne ? Elle a pris une grande inspiration et a tenté d'expliquer, en utilisant des mots qui, elle l'espérait, seraient un peu plus familiers.

— Non… ce n’est pas le nom de mon village… C’est… c’est pour dire que je n’ai pas besoin de la compagnie d’un homme pour être heureuse. J'ai un serviteur silencieux qui me donne du réconfort quand je suis seule… un peu comme… comme un ami qui te réchauffe.  Elle a fait une pause, son cerveau travaillant à toute vitesse. Et pis j'ai un grand livre qui se déploie avec des contes et des histoires sans fin, jour et nuit. 

Louis a levé un sourcil, ses yeux encore plus perplexes. 

— Un serviteur silencieux qui te réchauffe ? Un livre qui se déploie tout seul avec des contes ? Ça a l’air d’être de la magie noire, ton affaire. 

Marie-Anne a souri, un sourire un peu triste. Il avait raison, elle n’avait jamais rien appris de sa vie. Elle était démunie face à ce monde. 

— C'est bien ça, a-t-il dit en ramassant le poisson. J'ai vu ben des choses dans ma vie, mais je suis pas mal certain que t'es pas le poisson le plus dégourdi de la rivière.

Il a nettoyé le poisson en un tour de main, pendant que Marie-Anne, les yeux grands ouverts, le regardait faire. Le petit-déjeuner était simple, mais délicieux. Une fois les galettes avalées et le poisson frit dévoré, Louis a montré à Marie-Anne une petite malle de bois sous une paillasse.

— J'ai quelques vieilles affaires de ma femme qui est partie trop tôt. Y'a peut-être de quoi qui va faire ton affaire pour que t'aies pas l'air d'une folle en public. 

Marie-Anne a regardé le pyjama avec son slogan de vieille fille. Il était temps de s'en débarrasser. Elle a trouvé une robe simple en laine, lourde et rêche. Elle n'était pas à la mode, mais elle était propre. Il y avait aussi un châle épais. C'était un peu grand pour elle, mais c'était mieux que rien.

Louis l'a attendue dehors, appuyé contre le mur de bois, fumant une pipe.

— On va prendre la petite jument. Elle est tranquille, elle connaît le chemin pour aller au  village. 

Il l'a conduite à une petite écurie en bois derrière la cabane. Une jument, pas bien grosse, au poil brun et terne, les a regardés avec un œil curieux. Il a brossé la jument, puis a sorti la selle.

— Viens, monte dessus. 

Marie-Anne a regardé l'animal avec la même incertitude qu'elle aurait regardé une fusée spatiale. Les chevaux, elle les voyait en photo, c'est tout. Elle avait même peur d'un chien errant, alors un cheval... Elle a hésité, le cœur au bord des lèvres.

— Il… il ne me mordra pas ? 

Louis s'est arrêté de sangler la jument, a lâché un soupir de patience et a levé un sourcil.

— Mordre ? Bien sûr que non. C'est pas un loup, une jument. 

Marie-Anne a fait le tour de la bête, à la recherche d'un étrier ou d'un marchepied invisible. Il n'y avait rien. Juste l'animal et le sol. C'était une montagne. Elle a essayé de poser un pied sur la selle, puis l'autre, mais elle n'arrivait pas à se hisser dessus.

Louis a souri. C'était un sourire un peu moqueur, un peu amusé. Il a posé ses mains sur ses hanches. 

—  Ben voyons. T’es-tu sérieuse ? Tu sais pas comment monter un cheval ? 

Marie-Anne, gênée, a rougi. 

— Non. Je... Je n'ai jamais fait ça. 

Louis s'est frotté la barbe d'un air songeur. Il s'est approché d'elle. Il a soulevé sa jambe et l'a posée sur l'étrier. Elle s'est accrochée à la selle et, de la force de ses bras, elle s'est hissée sur le cheval. Elle a fait un bruit de surprise en s'asseyant sur l'animal.

Louis a levé les yeux au ciel, en la regardant, l'air résigné. 

— Misère. T'as manqué d'air à ta naissance, ou quoi ? 

Marie-Anne a ri, un rire nerveux. 

— Probablement. 

Louis a secoué la tête, un sourire amusé aux lèvres. 

— T'en fais pas. C'est le premier coup qui est dur. Après, on s'y fait. 

Il est monté sur son propre cheval, plus grand et plus rapide que la jument de Marie-Anne.

C'est à ce moment que Marie-Anne s'est comparée deux secondes et demi à Claire Beauchamp, des romans d'Outlander. Claire, elle, avait réussi à s'adapter, à se débrouiller, à se faire un nom dans un monde qui n'était pas le sien. Et elle, Marie-Anne, n'était même pas capable de monter sur une jument ! Le temps d'un instant, elle s'est demandé si l'auteure, Diana Gabaldon, n'avait pas, elle aussi, voyagé pour de vrai dans le temps. Ça expliquerait tout.

— On y va. La vieille Marguerite doit m’attendre pour le dîner. 

Il a conduit son cheval sur un sentier étroit, Marie-Anne le suivant, tanguant sur la selle. Elle se sentait comme un sac de patates sur le dos d'une bête. Le passé qu'elle avait étudié était bien plus physique et éprouvant que ce qu'elle avait imaginé. Mais au fond, elle était contente d'être là. Elle était en train de vivre l'histoire.

Le sentier était étroit et cahoteux. Marie-Anne, tanguant sur le dos de la jument, avait l'impression que ses hanches et ses fesses étaient en train de se battre pour la suprématie. Elle essayait de se concentrer sur l'arrière-train de Louis, qui était solidement assis sur son propre cheval. L'homme des bois, lui, ne semblait pas du tout concerné par la situation.

— On est où ? lança-t-elle, essayant de paraître intéressée par le paysage et non par sa propre survie.

Louis a tourné la tête, les sourcils froncés. 

— On est sur le chemin qui mène au village. 

— Oh, oui, je vois, a-t-elle menti, en regardant autour d’elle. Les arbres semblaient tous pareils, la forêt était dense et il n’y avait aucune indication pour les touristes. Elle ne voyait pas de pancartes, de panneaux ou de pistes cyclables.

— On va où exactement ? a-t-elle demandé, en essayant de paraître nonchalante.

— Au village. 

— Oui, mais... quel village ? 

Louis a levé les yeux au ciel. 

— Ben, au village de L'Ancienne-Lorette. On est à une bonne heure de Québec. 

L'Ancienne-Lorette ? C'était un nom qu'elle connaissait très bien. Cela voulait dire qu'elle n'était pas loin de Québec. Son cœur a fait un bond. C'était la ville de ses rêves, le centre de l'histoire qu'elle avait tant étudiée. Mais elle devait rester calme, elle ne devait pas s’emballer.

Elle a pris une grande inspiration, puis a essayé de trouver la question la plus innocente possible.

— C’est… c’est pour une connaissance. Est-ce que le gouverneur est toujours le marquis de Vaudreuil ? 

Louis a tourné la tête, l'air méfiant. 

— Pourquoi tu me demandes ça ? Tout le monde sait que c’est le gouverneur. C’est bizarre que tu me poses la question. 

— C'est une longue histoire. Disons que j'ai la mémoire courte, a-t-elle bafouillé.

Louis a levé les yeux au ciel, l'air agacé. 

— La mémoire courte, le cerveau en compote, pis t’as pas le sens de l'orientation. T'es vraiment pas le poisson le plus dégourdi de la rivière. 

Marie-Anne a ri, un rire nerveux, mais qui a fait du bien. Il avait raison, elle n'était vraiment pas le crayon le plus déguisé de l’étui ici. Mais elle ne pouvait pas s'arrêter là. Il lui fallait une dernière information cruciale.

— On est en… on est en quelle année ? 

Louis s'est arrêté de galoper. Il a tourné la tête pour la regarder, un regard à la fois moqueur et soupçonneux. 

— Qu’est-ce que tu me racontes là? Bien sûr, je vais te dire ça. On est en mille sept cent cinquante-huit. 

La date a frappé Marie-Anne comme une brique. C'était le point tournant, l'année avant la Conquête. L'année avant le grand assaut britannique. Elle avait un an pour changer le cours de l'histoire. Elle n’avait aucune chance de sauver le Québec et de faire de son rêve une réalité. Il lui aurait fallu arriver dix ans plus tôt. Septembre 1958, c'était vraiment trop tard ! Comment pourrait-elle, en si peu de temps, renverser une armée britannique de plus de 5000 hommes, des navires de guerre, des canons, et la logique d'une nation entière ? 

Elle a arrêté sa jument. Louis s'est arrêté derrière elle. 

— Qu'est-ce qui se passe ? a-t-il demandé, l'air inquiet. 

Marie-Anne l'a regardé, les yeux encore davantage pleins de confusion. 

— C'est... c'est absurde. Je ne peux pas. C'est impossible. Je ne peux pas sauver le Québec...

Louis a posé sa main sur son épaule, a soupiré, s’est redit qu’elle était une pauvre folle, puis a secoué la tête, un petit sourire en coin.

— Pis, c'est quoi ton nom, à part « perdue » ? Le mien, c'est Louis. 

— Marie-Anne. 

— Marie-Anne, a-t-il répété, comme pour s'assurer que le nom lui allait bien. Il a levé les yeux vers elle, un mélange de pitié et d'amusement. Dis-moi, Marie-Anne... T'es pas une de ces pauvres filles du roi qui se sont perdues en chemin, j'espère ? Parce que pour une pauvre fille du roi, t'es vraiment pas vite. 

Marie-Anne a failli s'étouffer de rire. C'était l'insulte la plus bizarre et la plus historique qu'on lui ait jamais adressée. Il avait raison, elle était à mille lieues de la réalité. Mais elle n'avait pas le temps pour les galettes de l'aventurier ou les leçons d'équitation. Elle avait une mission, et elle ne pouvait pas la gâcher. Elle avait un an pour changer l'histoire. Elle avait une chance de faire de son rêve une réalité.

Marie-Anne, toujours sur sa jument et tanguant de côté, essayait d'avoir l'air intéressée. Elle était historienne, après tout. C’était l'occasion rêvée d’avoir un témoignage de première main.

— Au fait, Louis, a-t-elle demandé d'un ton faussement léger, c'est quoi, ces... ces Filles du  Roi ? Elles sont venues de France, c'est ça ? 

Louis a soupiré, un long soupir qui venait du fond du cœur. Il s'est raclé la gorge, comme un vieux sage sur le bord de raconter une histoire qu'il a déjà racontée mille fois.

— Ah, les Filles du Roi... C'est une affaire de la Couronne, ça. 

Il a continué de galoper tranquillement, sans la regarder, comme s’il parlait à lui-même.

Le Roi a décidé, y'a un grand bout, que le pays n'avait pas assez de monde. On était toutes des hommes, des trappeurs, des soldats, pis des coureurs des bois comme moi. Pas de femmes. Pas de famille. Alors, dans le temps, c'était dans les années soixante... mille six cent soixante-trois qu’y ont commencé pis ça a duré jusqu’en soixante-treize. Y ont envoyé ces filles-là. 

Il a craché à côté de son cheval, l'air dégoûté.

— Elles arrivaient avec rien. Juste leurs vêtements sur le dos pis une petite boite. Y'avait de toutes les sortes, des orphelines, des pauvres, des vieilles filles. Mais la plupart, c'étaient des jeunes. Elles débarquaient, puis les hommes allaient les voir. On avait le droit de les marier. C'était un peu comme un marché. 

Louis a secoué la tête, un sourire amusé aux lèvres. 

— C'étaient pas des filles de chez nous, ça, c'est clair. Elles n'étaient pas habituées au froid, au travail dans les champs, pis à la forêt. Elles avaient de l'air un peu perdues. C'est pour ça que je t'ai dit que tu ressemblais à l'une d'elles. 

Il a tourné la tête pour la regarder, un regard moqueur dans ses yeux d'acier.

— Tu as l'air plus niaise qu'elles. En tout cas, elles, au moins, elles savaient faire à manger. Toi, tu sais même pas te servir d'un couteau pour vider un poisson. T'as vraiment rien appris de ta vie, ou quoi ? 

Marie-Anne a ri. 

— Je t'ai dit, chez nous, le matin, je mangeais des toasts. Ça, j'ai le droit de le dire, j'imagine. 

Louis a souri en secouant la tête, amusé. Il était clair qu'il ne la croyait pas, mais qu'il trouvait l'histoire de cette femme bizarre assez drôle. C'était le début d'une étrange alliance entre un homme du passé et une femme du futur, une alliance fondée sur l'incompréhension et un humour partagé.

Le sentier a fini par déboucher sur un chemin plus large. Marie-Anne a vu apparaître quelques cabanes en bois, des potagers et un bâtiment plus grand qui ressemblait à un magasin. Ça lui a fait penser à un genre de Tigre Géant avec des airs de pionniers.

Louis a arrêté son cheval et a fait signe à Marie-Anne d'en faire autant.

— On va faire quelques emplettes, a-t-il dit en descendant de sa monture. Je veux pas te laisser seule, t'as l'air de vouloir te sauver. Reste ici avec les chevaux, pis sois ben sage. Je serai pas long. 

Il est entré dans le magasin, sans se retourner, laissant Marie-Anne seule avec les chevaux. Elle a soupiré. Elle aurait pu profiter de l'occasion pour s'enfuir. Mais où aller? Elle n'avait pas l'air d'une voleuse, mais avec ses vêtements de l'autre monde et son allure de folle, elle n'allait pas faire un pas de plus.

Elle s'est sentie un peu niaise. Après tout le mystère du voyage dans le temps, elle était maintenant en train de garder les chevaux. Et Louis, l'homme qui l'avait « sauvée »,  ne la laissait pas entrer dans le magasin. Elle a regardé l'entrée du magasin, puis a soupiré de nouveau.

Louis était fort, c'est sûr. Il avait l'air dur, mais ses yeux avaient une étincelle de malice. Sa force, il la tirait fort probablement de sa connaissance de la nature, de la survie, de sa vie de coureur des bois. Il n'était peut-être pas l'homme le plus beau du monde, mais il avait l’air authentique lui aussi. Il ne portait pas de kilt, il portait des pantalons en cuir et une chemise en grosse laine. Il ne parlait pas avec un accent écossais, il parlait avec un accent d'un autre temps, avec un langage qui lui était propre.

Marie-Anne a souri, un sourire un peu triste. Son rêve d'histoire ne se passait pas comme dans les livres. Elle n'était pas Claire, elle était Marie-Anne, une historienne de l’université Laval née à Sainte-Foy, arrivée en pyjama rose fluo et avec une paire de crocs en fourrure avec des pins. Et son Jamie, c'était Louis, un homme qui la trouvait folle et qui l'avait comparée deux fois plutôt qu’une à un poisson pas dégourdi.

Elle a continué de l'attendre, se demandant ce qu'elle allait faire. Elle avait une mission, mais elle n'avait aucune idée de comment la remplir.

Marie-Anne regardait l’entrée du magasin, impatiente que Louis revienne. Le soleil commençait à chauffer, et le silence de la forêt était interrompu seulement par les bruits des chevaux et quelques voix lointaines. Elle se sentait vraiment comme un sac de patates, en attente d'une destination incertaine.

Soudain, un cheval a fait son apparition au détour du chemin. Pas une jument terne comme la sienne, mais un magnifique étalon noir, le poil luisant. Son cavalier était tout aussi impressionnant. Il portait un uniforme bleu et blanc, avec une veste de velours finement brodée d’or. Il avait un tricorne sur la tête, ses bottes de cuir montaient jusqu’aux genoux. Il se dégageait de lui une aura de pouvoir, de noblesse. Ses cheveux blonds, attachés en queue de cheval, et son allure fière étaient ceux d'un homme qui n'avait jamais manqué de rien dans sa vie. Cet homme-là, c'était un Jamie Fraser, il était à couper le souffle!

Le cavalier a fait arrêter son cheval devant le magasin. Ses yeux ont balayé les lieux, puis se sont posés sur Marie-Anne. Il a levé les yeux, comme s'il ne la voyait pas vraiment, puis a eu un léger rictus de surprise. Il s'est approché d'elle. Ses yeux d'un bleu clair intense l'ont regardée avec une curiosité qui lui a donné des frissons.

Il n’y a eu aucune parole échangée. Juste un regard. Un regard à la fois profond et mystérieux. Un regard qui semblait la reconnaître, la comprendre. Un instant de silence, où le temps a semblé s'arrêter.

C'est à ce moment-là que Marie-Anne a vu son cœur faire un bond dans sa poitrine. À la sortie du magasin, un homme qui ressemblait beaucoup à Dan Sioui, mais en plus jeune, était là. Il n’avait pas l’air d'un universitaire, il portait une veste de cuir, les cheveux noués, et il avait un air beaucoup plus grave. Il a salué l’homme à cheval d'un geste de la main et lui a dit quelque chose à l'oreille. Les yeux du bellâtre se sont agrandis, puis il a tourné la tête, a fait un signe de la main à Marie-Anne, et a mis son cheval au galop.

Marie-Anne a regardé l'homme qui ressemblait à Dan Sioui. Il a souri, un sourire à la fois énigmatique et malicieux, puis il s'est tourné vers l'entrée du magasin, et il a disparu.

Le cœur de Marie-Anne battait la chamade. Elle n'avait pas le temps de réfléchir à ce qui venait de se passer. La porte du magasin s'est ouverte, et Louis en est sorti, ses bras remplis de sacs de toile.

– Ah, misère ! Ça a pris du temps. Les gens aiment ben jaser. 

Il n'a rien vu. Il ne savait rien. Marie-Anne, par contre, venait de comprendre que sa mission n'était pas une simple erreur de la nature, mais qu'elle était la pièce maîtresse d'un jeu bien plus grand qu'elle n'aurait pu l'imaginer. Son voyage dans le temps n'était peut-être pas un accident. Il était peut-être prévu depuis toujours. Mais quel en était le but? Mystère et boule de gomme!


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